Frasques
Jessica vient de quitter en coup de vent la chambre d’hôtel, sans trop savoir où elle se rend. Les idées se bousculent dans sa petite tête tressée en queue de cheval. Elle marche d’un pas hâtif, regardant par-dessus son épaule, comme une personne poursuivie par une ombre. Son sac à main semble léger et n’entrave pas sa marche. D’ailleurs elle se déplace rarement avec des objets de valeurs. Elle n’a même pas d’objet de valeur, pour tout dire.
Pourtant, cette après-midi, en sortant de la chambre 608, elle a l’impression de se balader avec tout ce que l’univers peut avoir de précieux. Elle n’a cependant rien pris de bien grand, en quittant la chambre. Elle n’est partie qu’avec le téléphone, la tablette, ainsi que les cartes bancaires de son amant d’un soir ; ou de plusieurs soirs.
Rien de bien lourd pouvant entraver la démarche naturelle d’une fille aussi sensuelle que Jessica. Malgré ses préoccupations, ses craintes et inquiétudes, sa démarche est restée provocante et affriolante. Le genre de démarche qui force les passants qu’elle croise à se retourner ; cette démarche qui ondule tout le corps en un harmonieux balancement sinusoïdal, mettant le buste à droite tandis que la hanche et les fesses sont à gauche. Difficile de dépasser Jessica sans un regard sur ses lèvres, sur le grand V que forme sa forte poitrine, et surtout sans se retourner pour admirer, sinon convoiter, l’amas de chair qui lui servait de fesses.
Tout s’était pourtant passé comme à l’accoutumée. Aristide aimait les sensations fortes. La plupart du temps, il aimait avoir le contrôle, et prendre le dessus. Malgré sa forte corpulence et sa redoutable résistance, il lui arrivait d’ingurgiter des boissons énergisantes ou des décoctions aphrodisiaques, avant l’acte sexuel. Il se défendait en prétendant que c’était pour fuir le stress du boulot. Mais Jessica savait que ces breuvages décuplaient son appétit sexuel, et le rendaient encore plus endurant. Résultats : longue et torride nuit de sexe, puis quelques douleurs au bas-ventre, pour Jessica. Très souvent, rencontrer Aristide mettait fin à la journée de travail de Jessica, à cause non seulement de la fatigue, mais aussi et surtout à cause de l’enveloppe reçue à la fin de sa prestation.
Tout se passait donc comme d’habitude. Elle était à genoux, au chevet du lit, offrant sa croupe en levrette. Aristide avait un genou posé sur le lit, et l’autre relevé, posant le pied presque au niveau de la tête de sa prostituée préférée. Cette position avait le charme d’augmenter la profondeur de pénétration, ainsi que le bruissant contact du pubis du mâle contre les fesses charnues de la femelle qu’il pourfendait en deux, laissant entrevoir la raie des fesses jusqu’au rosé de l’anus. Ainsi calé, les douces sensations que ressentait Aristide faisaient de lui un mâle dominant.
Aristide chevauchait Jessica comme à l’accoutumée, avec de violent et réguliers coups de reins, et de claques sur les fesses, lorsqu’il se mit à ralentir, à faiblir, puis à pousser un râle avant de s’affaisser de tout son poids sur cette dernière. Quand même étrange qu’Aristide jouisse si vite, pensa-t-elle. Elle se laisse choir sur le lit, sous le poids de son meilleur client. Et comme d’habitude, elle remue ses fesses de gauche à droite en cambrant sa hanche, pour faire sortir les dernières gouttes du liquide séminal de celui qui la possédait encore, il y a quelques secondes. Toute bonne pute reconnaissante le fait à ses bons clients, pour les dernières sensations qu’offrent les contractions vaginales sur le gland ramolli de celui qui vient de jouir. Elle s’attendait à entendre les mots que disait Aristide d’habitude, quand il a joui.
Elle attend plusieurs secondes, elle n’entend aucun « Putain – Purée – Aaaah Jess ». Rien de tout cela. Elle bouge alors pour faire tomber Aristide qui commençait à lui peser. Celui-ci tombe alors sur le dos, jambes écartées, paupières convulsées, inerte. Elle hésita quelques instants, avant de l’appeler par son nom, avec des claques à la joue. Aucun signe. Elle regarda autour d’elle, à la recherche d’un verre d’eau pour asperger le visage d’Aristide. Elle ne trouva rien, puis tenta une simulation de massage cardiaque. Rien ! Elle posa son oreille contre la poitrine de son dernier client de la soirée, pour réaliser que celui-ci ne battait plus.
Paniquée, elle essaie de joindre la réception avant de se raviser, et de poser le téléphone. Une prostituée n’a jamais raison devant la police. Une pute n’a pas de parole, une pute n’a pas de morale, une pute n’a pas froid aux yeux, une pute peut tuer ; soit avec son sexe, soit avec une quelconque autre arme. Et quand il y a mort d’homme, et qu’il y a une pute dans l’histoire, c’est qu’il y a eu crime, il y a eu meurtre ; et tous les regards accusateurs seront portés sur la travailleuse de sexe. Voilà le scénario fataliste que s’est faite Jessica de la suite de l’affaire. Pourquoi se mettre soi-même dans des situations où on ne risque pas d’en sortir ?
Elle court d’abord à la douche pour se rincer rapidement l’entre-jambe dégoulinant de lubrifiant, de cyprine et de salive. Elle s’habille en deux temps trois mouvements, et va arrêter l’enregistrement vidéo que faisait le téléphone d’Aristide. Elle met le téléphone dans son sac, avant de se ruer sur le sac à main de ce dernier, et en ressortir sa tablette. Elle voulut prendre l’argent posé sur la table avant leurs ébats mais, pour ne pas faire croire à une fouille systématique, elle préféra ne pas y toucher. En fouillant la chemise d’Aristide, elle trouve un petit fourreau contenant différentes cartes. Sans trop réfléchir, elle plonge le tout dans son sac à main, avant de se diriger vers la porte. Elle s’offre la patience d’attendre que des pas dans le couloir s’éloignent, avant de sortir, de sorte à faire dos à la caméra de surveillance, balayant le couloir, depuis la sortie de l’ascenseur.
Elle dévale deux étages par les escaliers avant de prendre l’ascenseur à l’autre bout du couloir du 4ième étage. Elle traîne un peu dans le hall avant de sortir par une porte dérobée.
Où aller ? Qui appeler ? Où se réfugier ? A qui se confier ? A qui en parler ? Jessica sait très bien ce qui allait se jouer, et la fatalité que représente pour elle le moindre faux pas. Dans son répertoire téléphonique, très peu de gens avaient sa confiance, et d’ailleurs très peu étaient recommandable. D’ailleurs, qu’y avait-il de recommandable, dans le répertoire téléphonique d’une prostituée ?
Elle hâte d’avantage le pas, s’éloigne suffisamment du quartier où se trouve l’hôtel, puis décide de se poser dans un bar, se reposer d’abord de cette marche, mais aussi et surtout pour mettre de l’ordre dans ses idées. Installée devant une bouteille de boisson gazeuse, elle sort son téléphone et se met à défiler fébrilement ses contacts.